Arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme sur la requête no 63664/19, 64450/19, 24387/20 : interdiction de recours à la prostitution
M.A. et autres c. France – 63664/19, 64450/19, 24387/20 et al.
Arrêt 25.7.2024 [Section V]
Article 8
Article 8-1
Respect de la vie privée
Incrimination générale et absolue de l’achat d’actes sexuels s’inscrivant dans un dispositif législatif global de lutte contre la pratique prostitutionnelle et la traite des êtres humains : non-violation
En fait – L’incrimination de l’achat d’actes sexuels, y compris entre adultes consentants dans un espace privé, fut instaurée par la loi du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées », et codifiée aux articles 611-1 et 225-12-1 du code pénal.
En juin 2018, des ONG et cinq individus, dont quatre des deux cent soixante-et-un requérants exerçant à titre habituel l’activité licite et tolérée de prostitution en France, saisirent le Premier ministre d’une demande tendant à l’abrogation d’un décret relatif à la loi du 13 avril 2016.
Dans le cadre d’une demande d’annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet du Premier ministre introduite devant le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel, saisit d’une question prioritaire de constitutionalité, examina les dispositions litigieuses du code pénal à l’aune du droit au respect de la vie privée, du droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle notamment, et les déclara conformes à la Constitution, le 1er février 2019.
Le 7 juin 2019, le Conseil d’État, renvoyant à la décision du Conseil constitutionnel, écarta le moyen tiré de l’inconstitutionnalité et, sur le terrain de l’article 8 de la Convention, conclut à l’absence d’ingérence excessive dans l’exercice du droit au respect de la vie privée.
Devant la Cour, les requérants soutiennent que, libellée en des termes généraux et absolus, la loi en question crée une situation qui les pousse à la clandestinité et à l’isolement, ce qui les expose à des violences et à des risques sanitaires accrus, affecte leur liberté de définir les modalités de leur vie privée et porte ainsi atteinte à leur autonomie personnelle et à leur liberté sexuelle.
En droit – Article 8 :
1. Sur l’ingérence et sa légalité – La Cour a déjà jugé que la mesure litigieuse crée une situation dont les requérants subissent directement les effets (M.A. et autres c. France (déc.)). Elle considère donc que l’incrimination de l’achat d’actes sexuels constitue une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée, ainsi que dans leur l’autonomie personnelle et leur liberté sexuelle. Cette ingérence repose sur une base légale.
2. Sur la légitimité des buts poursuivis – En faisant le choix de pénaliser les acheteurs d’actes sexuels, le législateur français a entendu priver le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et la traite des êtres humains aux fins de l’exploitation sexuelle, activités criminelles fondées sur la contrainte et l’asservissement de l’être humain, et ainsi assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre ces formes d’asservissement et préserver l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions.
La Cour a déjà souligné qu’elle jugeait la prostitution incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors que cette activité était contrainte. Elle a également souligné à maintes reprises l’importance de lutter contre les réseaux de prostitution et de traite des êtres humains, ainsi que l’obligation des États parties à la Convention de protéger les victimes. Elle accepte que les objectifs de la pénalisation de l’achat d’actes sexuels, à savoir la défense de l’ordre et de la sûreté publics, la prévention des infractions pénales ainsi que la protection de la santé et des droits et libertés d’autrui, constituent des buts légitimes.
3. Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique –
a) Sur la marge d’appréciation de l’État – Avec certains autres États membres, la France a opté pour l’approche « abolitioniste » de la prostitution, dans laquelle la prostitution est jugée incompatible avec la dignité de la personne humaine sans pour autant être interdite – à la différence du proxénétisme qui est réprimé – ni contrôlée. Dans d’autres États membres, le régime juridique de la prostitution s’apparente au « prohibitionnisme » (la prostitution est interdite et les personnes prostituées, ainsi que leurs clients éventuellement, sont sanctionnés) – ou au « réglementarisme » (l’activité prostitutionnelle – y compris l’exploitation de la prostitution des majeurs – est tolérée et contrôlée). Il n’existe toujours pas de communauté de vues, ni entre les États membres du Conseil de l’Europe ni au sein même des différentes organisations internationales saisies de la question quant à la meilleure manière d’appréhender la prostitution. Certes, d’un point de vue strictement normatif, la France se trouve dans une situation très minoritaire en Europe : mis à part la Suède, la Norvège, l’Irlande, l’Islande et en partie le Royaume-Uni (l’Irlande du Nord), aucun autre État membre du Conseil de l’Europe n’a à ce jour opté pour le « modèle nordique » basé sur la pénalisation de l’achat d’actes sexuels. Cependant, il s’agit de réformes relativement récentes et cette question est en discussion dans d’autres États membres, dont certains en sont encore au stade de la pénalisation des personnes prostituées elles-mêmes.
Le recours à la pénalisation générale et absolue de l’achat d’actes sexuels en tant qu’instrument de lutte contre la traite des êtres humains fait actuellement l’objet de vifs débats suscitant de profondes divergences aussi bien au niveau européen qu’au niveau international sans qu’une tendance claire ne s’en dégage.
Dès lors, il y a lieu d’accorder à l’État défendeur une ample marge d’appréciation dans ce domaine, laquelle n’est pas illimitée.
b) Sur la proportionnalité de l’ingérence – La Cour est pleinement consciente des difficultés et risques – indéniables – auxquels les personnes prostituées sont exposées dans l’exercice de leur activité. Pour autant, bien que l’application de la loi fasse l’objet d’un examen continu de la part des acteurs présents sur le terrain, il n’y a pas d’unanimité sur la question de savoir si les effets négatifs décrits par les requérants – déjà présents et observés avant l’adoption de la loi en question – ont pour cause directe l’application de celle-ci, ou sont dus à d’autres causes.
Ensuite, la Cour ne perd pas de vue que le principe de l’autonomie personnelle inclut le droit au libre choix quant aux modalités d’exercice de sa sexualité et touche un aspect essentiel de l’identité des individus. Cependant, elle n’est pas convaincue par l’argument des requérants selon lequel la possibilité pour chacun de se livrer à la prostitution librement et entre adultes consentants touche des éléments qui relèvent du cœur même de la vie privée et mérite un degré supplémentaire de protection, de nature à réduire la marge d’appréciation de l’État. En effet, les requérants se plaignent essentiellement de l’impossibilité, du fait de la mesure litigieuse, de se livrer à l’activité prostitutionnelle en tant que profession et renvoient à ce titre aux exemples des pays qui la réglementent comme n’importe quelle autre activité économique.
La pénalisation de l’achat de relations sexuelles s’inscrit dans le cadre d’un dispositif global de lutte contre la pratique prostitutionnelle prévu par la loi. Celle-ci a été adoptée au terme d’un processus législatif long et complexe, qui avait été initié à la suite des travaux parlementaires précédemment réalisés sur le sujet et qui s’inscrivait dans le cadre plus général de réflexions sur les différents moyens à mettre en œuvre pour lutter contre les violences faites aux femmes. Il ressort des rapports présentés à la suite de travaux approfondis que le phénomène prostitutionnel est pluriel, complexe et évolutif et qu’aucune des politiques publiques mises en place dans les autres États n’est à ce jour exempte de controverse. Conscient des difficultés et divergences, le législateur français a donc opéré un choix qui constitue l’aboutissement d’un examen attentif, par le Parlement, de tous les aspects culturels, sociaux, politiques et juridiques du dispositif mis en place pour encadrer un phénomène éminemment complexe et soulevant des questions à la fois morales et éthiques très sensibles.
La Cour rappelle que lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national, d’autant plus lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’une question de société. Elle n’a pas à substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales compétentes sur le choix de la politique la plus appropriée pour encadrer la pratique prostitutionnelle.
L’incrimination de l’achat d’actes sexuels s’inscrit manifestement dans le cadre d’un dispositif global articulé autour de quatre axes principaux : la suppression de toute disposition juridique susceptible d’encourager l’activité prostitutionnelle, sans pour autant l’interdire ; la mise en place d’une protection des personnes prostituées, notamment la répression de l’exploitation sexuelle d’autrui ; la prévention de l’entrée dans la prostitution, et l’aide à la réinsertion des personnes prostituées souhaitant quitter cette activité.
Les parties et les tiers intervenants devant la Cour sont unanimes quant à l’effet positif de la suppression du délit de racolage et de la dépénalisation des personnes prostituées qui en résulte. L’objectif était de lutter contre la stigmatisation sociale attachée à l’activité prostitutionnelle ainsi que de renforcer l’accès aux droits et à l’ensemble des mesures protectrices pour les personnes prostituées. Combinée à la pénalisation de l’achat d’actes sexuels, la mesure contribue aussi à inverser le rapport de force avec le client pour les personnes prostituées, en les positionnant en tant que victimes et en leur permettant de dénoncer celui‑ci en cas de violences puisque c’est lui qui est dorénavant mis en cause. La même loi a ajouté les personnes qui se livrent à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, à la liste des personnes vulnérables, ce qui alourdit les sanctions en cas de violences, d’agressions sexuelles ou de viols commis à leur encontre. De manière générale, lutter contre la stigmatisation et les stéréotypes dont les personnes prostituées sont victimes, y compris de la part des forces de police, constituait un élément important au moment de l’élaboration de la loi, considéré comme un prérequis pour leur meilleur accès à la protection, en particulier si elles subissent des violences.
La même loi a prévu, outre les mesures entourant le parcours de sortie de la prostitution, le renforcement des politiques publiques en matière de réduction des risques sanitaires au bénéfice de toutes les personnes prostituées, avec la mise en œuvre de mesures spéciales permettant de favoriser l’accès aux droits et à la santé globale pour les personnes qui continuent à exercer cette activité, et de ne pas les laisser à l’isolement.
La pénalisation générale et absolue de l’achat d’actes sexuels était également envisagée comme un moyen de lutter contre la prostitution des mineurs, la loi en question ne se limitant pas à lutter contre la traite des êtres humains en s’attaquant à la demande de services sexuels, mais prévoyant également des mesures visant à prévenir en parallèle, par des campagnes de sensibilisation menées en particulier en milieu scolaire, que de nouvelles personnes exercent l’activité de prostitution.
Enfin, l’approche abolitioniste adoptée par la France vise à éradiquer progressivement la prostitution en offrant des alternatives aux personnes prostituées sans pour autant prohiber cette pratique, qui demeure licite et tolérée. La Cour n’est donc pas convaincue par l’argument des requérants selon lequel le maintien pour les personnes continuant à exercer l’activité de prostitution du statut de « travailleurs indépendants », remettrait en cause la cohérence du dispositif global mis en place par la loi.
L’insuffisance des moyens alloués aux différentes administrations chargées de l’application des mesures ainsi que le manque de cohérence dans leur application sur l’ensemble du territoire invoqués par les requérants – dont la Cour est loin de minimiser l’importance et le poids dans son contrôle de la proportionnalité de la mesure – ne sont cependant pas suffisants pour remettre en cause le choix fait par le législateur à l’issue d’un processus démocratique et au regard des buts légitimes visés, en particulier quand ce choix vise à opérer de profonds changements sociétaux dont les effets ne se déploient pleinement que dans la durée. Les autorités sont conscientes de ces insuffisances, dont la persistance pourrait être de nature à compromettre l’ensemble du dispositif mis en place.
Eu égard à l’ensemble de ces considérations, la Cour estime, compte tenu de l’état actuel des évolutions quant à l’appréhension, par le droit interne, des questions soulevées par la prostitution, que les autorités françaises ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu, et que l’État défendeur n’a pas outrepassé sa marge d’appréciation.
Cela étant, il revient aux autorités nationales de garder sous un examen constant l’approche qu’elles ont adoptée, en particulier quand celle‑ci est basée sur une interdiction générale et absolue de l’achat d’actes sexuels, de manière à pouvoir la nuancer en fonction de l’évolution des sociétés européennes et des normes internationales dans ce domaine ainsi que des conséquences produites, dans une situation donnée, par l’application de cette législation.
Conclusion : non-violation (unanimité).
(Voir aussi K.A. et A.D. c. Belgique, 42758/98 et 45558/99, 17 février 2005, Résumé juridique ; V.T. c. France, 37194/02, 11 septembre 2007, Résumé juridique ; Rantsev c. Chypre et Russie, 25965/04, 7 janvier 2010, Résumé juridique ; S.M. c. Croatie [GC], 60561/14, 25 juin 2020, Résumé juridique ; M.A. et autres c. France (déc.), 63664/19 et al., 27 juin 2023 ; Baret et Caballero c. France, 22296/20 et 37138/20, 14 septembre 2023, Résumé juridique)
La Cour européenne des droits de l’Homme, 25/07/2024